Les revers de l’Etat stratège
- André Touboul

- 19 mars 2019
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Le peuple athénien ne s’en remettait pas aveuglément à ses stratèges. Citoyens qui étaient chargés de mener les troupes au combat, ils étaient soumis aux Euthynai, c'est-à-dire un contrôle financier strict, et à un vote peu complaisant. Des enquêtes donnaient lieu à un procès public, dans lesquels étaient entendus ceux qui avaient combattu. Le grand Périclès, lui-même, fut démis de ses fonctions de stratège avec une amende, et l’on sait aussi que les huit stratèges qui commandaient la flotte à la bataille des Arginuses, furent condamnés à mort pour avoir omis de récupérer les survivants.
L’Etat français est un stratège autoproclamé. Il s'est ainsi nommé, pour laisser penser qu'il s'emploie à défendre les intérêts du pays dans la compétition économique que l’on compare avec un peu d’exagération à une guerre ; ce terme est excessif, car il ne s’agit pas de tuer ses concurrents, mais plus sensément de tirer profit de relations commerciales.
Notre stratège étatique qui mène notre économie au combat se moque bien des rapports de la Cour des Comptes et du jugement populaire. Il croit pouvoir agir à sa guise sans encourir la moindre sanction.
Cette situation de totale irresponsabilité permet un détournement des intérêts économiques réels du pays au profit de nominations où de hauts et brillants fonctionnaires, incapables non par insuffisance intellectuelle mais par formation, se repaissent de présidences juteuses. On ne parlera pas ici des rachats opportuns d’entreprises pour enrichir les amis ou les bien-en-Cour, le sujet ne pourrait être contenu dans le cadre d'un article.
Mais l’immixtion de la puissance publique, non en régulateur mais en acteur dans le jeu de la libre concurrence, constitue aussi une source de dysfonctionnement où les gagnants apparents d’un jour sont les perdants réels du lendemain.
Sans perdre de vue les catastrophes industrielles que seule l’irresponsabilité et les moyens illimités de l’Etat a engendrées, comme dans les catastrophes AREVA ou ALCATEL, les dossiers Renault-Nissan et Air France-KLM illustrent les conséquences perverses d’une intrusion de l’Etat dans un domaine où il est un intrus et où il se comporte comme un éléphant dans une cristallerie.
La situation des entreprises est peu comparable tant il est vrai que le constructeur automobile est une vraie réussite industrielle qui a donné naissance à un numéro un mondial, d’une part et que de l’autre, la compagnie de transport aérien est un convalescent auquel sont plus attachés des symboles nationaux que de vastes intérêts économiques.
Cependant dans les deux cas, il s’agit d’un nouvel échec de l’Etat stratège, battu en rase campagne par d’autres Etats. Personne ne doute de la nécessité pour la puissance publique d’intervenir dans des domaines stratégiques pour la défense nationale ou pour créer les conditions de développement d’entreprises propres à assurer la prospérité du pays, et exceptionnellement protéger ou aider des entreprises elles-mêmes stratégiques. Mais ce que l’on entend dans les couloirs de Bercy par « État stratège » est totalement différent.
En France, l’Etat stratège est une survivance des nationalisations du début des années 80, elles-mêmes légitimées par l’exemple colbertiste des manufactures royales et le précédent des nationalisations de la Libération. Les nationalisations mitterrandiennes n’avaient pas pour finalité de socialiser l’économie, mais la crainte du pouvoir socialiste tout neuf de voir se dresser devant lui le "mur de l’argent" qui avait saboté l’expérience du Front populaire. Dans les décennies qui ont suivi, tant la Droite que la Gauche ont privatisé. Au demeurant bien plus largement la Gauche que la Droite. En effet, il est apparu assez vite que porter le financement d’entreprises du secteur concurrentiel ne faisait qu’alourdir les finances publiques, et constituait un handicap pour des sociétés auxquelles le recours au marché était empêché.
Pour justifier cette opération qui a constitué un frein pour l’économie française, avant le second coup de patin des 35 heures, les économistes de Gauche, car en France la science économique est polarisée, ont avancé que globalement, en comparant le coût des expropriations et celui des privatisations, l’Etat en avait tiré profit. Certains ont même assuré que l’Etat avait bien géré, en prenant pour preuve quelques entreprises redressées (rares) et en oubliant les fonds injectés et les sinistres industriels. En somme, pour eux, l’Etat devait se comporter en capitaliste comme un autre, uniquement sanctionné par la recherche du profit.
C’est encore cette idée qui prévaut quand on invoque le rendement financier d’ADP pour s’opposer à se privatisation. L’Etat stratège n’est ainsi rien d’autre qu’un banquier d’affaire. Ceci fait penser au loup déguisé en chien de berger.
En se comportant ainsi, l’Etat introduit une distorsion de concurrence entre les entreprises. Il faut, lorsque l’on pratique ce type de démarche, s’attendre à ce que les autres États en fassent autant, surtout quand les prétentions de l’Etat Français s’étendent à la maîtrise d’entreprises qui ne sont pas situées sur son sol.
L’Etat n’ayant pas le désir d’intervenir dans des entreprises de peu d’importance, c’est d’évidence pour des compagnies emblématiques, comme ce fut le cas pour Nissan ou KLM, que les tensions se produisent. Le fait qu’ADIDAS, entreprise allemande soit possédée par des capitalistes privés français comme Tapie ou Dreyfuss n’a jamais posé aucun problème de nationalisme. La situation est différente et vécue comme une voie de fait de colonisation quand il s’agit d’un Etat étranger. Alors, inévitablement, on voit surgir des réactions nationales pour ne pas dire nationalistes, que l’Etat stratège est très embarrassé placé pour contester.
Le Gouvernement français, à la faveur d’une loi qu’il avait lui-même édictée, s’était assuré du contrôle de Renault et par voie de conséquence de Nissan. Il ne pouvait s’émouvoir des procédés régaliens très discutables et brutaux dont a usé le Japon, peu reconnaissant du service rendu dans le redressement de cette entreprise, la gratitude n’étant pas un mot figurant au glossaire économique.
Il n’a pu que prendre acte du raid boursier de l’Etat néerlandais qui n’a pris ni torturé aucun otage, mais s’est affranchi des règles en usage en procédant à des achats discrets. Pour ce type de pratiques, des opérateurs privés auraient été sanctionnés. Mais l’on conviendra qu’il est hors de question de poursuivre les Pays Bas en justice, et notre Etat stratège n’a pu que manger son chapeau.
Nos stratèges auraient été bien inspirés de proposer à leurs homologues bataves de se retirer simultanément du capital du groupe Air-France-KLM pour laisser cette entreprise qui n’est pas en difficulté vivre sa vie propre. Les entreprises privées dans lesquelles l’Etat s’invite sont des chimères, mi carpe, mi lapin, ou si l’on veut mi-chair, mi-poisson, leur gestion est fragilisée par la présence de l’Etat au capital, sans qu’elles puissent s’affranchir des vulnérabilités inhérentes à leur présence sur les marchés financiers.
Au jeu du Monopoly financier, les énarques ont prouvé qu’ils sont archinuls, et le fait qu’ils sévissent parfois dans les banques d’affaire n’arrange rien. En effet, les banquiers d’affaire sont des entremetteurs, des facilitateurs, des négociateurs, mais jamais des entrepreneurs.
La bonne stratégie pour l'Etat serait de s’employer à rendre la France attractive, non pas par ses subventions, mais par son ambiance fiscale et sociale.
Les aides publiques sont une bête à chagrin, elles coûtent cher quand on les accorde, et encore plus cher quand on se rend compte qu’elles sont insuffisantes pour retenir des entreprises sur le long terme. L'expérience montre que rien ne peut garantir de comportements de patrons voyous comme celui de Ford à Blanquefort.
L’Etat stratège devrait enfin prendre conscience que plus que par tout autre moyen, le dumping social et fiscal peut se combattre par une arme que les entreprises apprécient par-dessus tout : la stabilité et la sécurité juridique. Nos gouvernants seraient bien inspirés de s’astreindre à une diète réglementaire, au lieu de laisser libre cours à une inflation législative, avalanche de lois dont ils reconnaissent souvent eux-mêmes qu’elles n’ont qu’une valeur pédagogique, pour ne pas dire qu’elles sont inefficaces, et éviter d’admettre qu’elles sont toxiques.
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