Nouvelles Croque-sel
- André Touboul

- 13 mai 2019
- 8 min de lecture
En Vrac s'ouvre à la publication de nouvelles, voici la première.

Nom de Dieu !
Le jour où rabbi Juda Zefzouf rencontra Dieu fut un jour de colère. Tout ce qu’il avait appris, entendu, cru ou lu ne lui servit à rien.
Le rabbin qui avait les pieds plats n’était pas du genre à se laisser impressionner. Mais cette fois, sans qu’il puisse dire si c’était une voix ou une présence, il en était certain Dieu était là.
C’est incroyable, fit-il, laissant ces mots échapper de sa bouche lippue. Et en même temps qu’il les prononçait il se rendait compte de leur incongruité. Qu’y avait-il de stupéfiant à ce qu’un rabbin qui passe plus de son temps à parler de Dieu qu’à se laver les mains, et qui fait profession de penser à Lui, le rencontre enfin. Mais Dieu, il faut l’avouer, était un peu l’Arlésienne de l’existence du rabbin. En cela il ne se distinguait pas de bien des religieux de toutes religions qui espéraient beaucoup en Dieu pour subvenir à leurs besoins, sans le voir jamais.
Si ce n’est pas Moi pourquoi trembles-tu.
Je ne tremble pas, mentit le rabbin qui entendait ses dents claquer comme les castagnettes d’un danseur de flamenco.
Ne me dis pas que c’est le froid.
Pourrais-Tu me donner une preuve, faire un signe, pour que je sois certain ?
Un miracle, par exemple ? Tu te prends pour qui ? J’ai permis à Moïse d’en faire pour sauver les hébreux. A Jésus aussi, pour sauver les âmes, mais n’attend pas que j’en fasse pour te convaincre. Non pas que je ne puisse avec facilité recouvrir la Terre de glace ou inverser le sens des pôles... je l’ai déjà réalisé, juste pour voir. Je peux fendre les flots et multiplier les pains, mais c’est inutile. Tu sais que c’est Moi. Ne me dis pas que tu serais prêt à croire un magicien qui ferait des tours, un illusionniste… pas toi, tu es au-dessus du vulgaire.
Parfois, je me le demande. J’étudie beaucoup, je réfléchis parfois trop, mais au fond je ne suis qu’un homme, avec ses faiblesses et tous ses défauts… Le rabbin était sincère, et Dieu ne le suspecta pas de fausse modestie.
Je vous ai faits vulnérables et crédules. Mais aussi insolents. Tu t’es institué théologien, tu t’es laissé aller à parler en mon nom et parfois à ma place. Cela m’a irrité.
Je le regrette. Mais les écritures sacrées...
Ne te fais pas plus crédule que tu n’es. Tu sais bien que ce ne sont que paroles humaines. Ceux qui les ont écrites n’en savaient pas plus que toi.
Pourquoi nous as-Tu faits si vulnérables ?
Tout se mérite. Tu n’imaginais pas que j’allais donner ma création à des paresseux.
Tu es donc bien le Créateur.
Si l’on veut. J’avais une idée d’ensemble.
Cela explique nos imperfections.
Toujours cette manie de tout expliquer.
Tu nous as faits ainsi.
Je le constate.
Ainsi nous sommes les enfants du hasard.
Pas vraiment. Quand on combine des molécules de carbone, il se produit un certain nombre de déterminismes… c’est comme ça.
Tout est écrit. La liberté n’existe pas.
Toujours ce penchant pour la généralisation.
Je ne comprends pas.
C’est aussi bien comme cela.
Je voudrais savoir. C’est important. Suis-je libre ou non ?
Oui et non. Tu es libre quand tu penses que tu n’as pas le choix, et tu ne l’es pas dès que tu t’imagines que tu décides par toi-même.
Mes décisions ne sont pas les miennes ?
Disons que ce que tu crois n’est pas toujours ce qui est.
Alors, Toi, Tu ne serais qu’une illusion !
Hum… A toi de décider.
Pourquoi Te manifester à moi aujourd’hui, alors que tout au long de ma vie j’ai cherché à entendre Ta voix... en vain.
Sans doute parce que tu me cherchais hors de toi.
Alors Tu es en moi ? C’est cela ? Le rabbin trépignait de bonheur.
Mais, non, présomptueux. Tu me penses à ton image alors que c’est toi qui es à la mienne. Comme, disons, une œuvre ressemble à son créateur. Tu fais de la peinture parfois, je le sais. Dans les visages que tu dessines, regarde bien, il y a toujours quelque chose de toi, mais tu ne leur ressemble pas.
J’ai compris, Tu es en toutes choses.
En quelque sorte, mais chaque œuvre échappe à son auteur. C’est d’ailleurs à cet enfantement qu’il sait qu’il s’agit d’une œuvre d’art.
L’homme est une œuvre d’art ? Je l’ai toujours su, je l’ai toujours dit ! Les yeux du rabbin roulaient comme des billes.
Ce n’était qu’une comparaison. Et te voilà tout enflammé. J’ai dû oublier l’humilité quand j’ai dessiné l’humain.
Ainsi la nature s’est chargée de copier, d’exécuter Tes plans...
La Nature est bonne fille, mais je te l’assure, fort peu obéissante, en tout cas bien moins qu’on ne le prétend. Les fameuses lois de la Nature sont surfaites. Je dis qu’elle n’en fait surtout qu’à sa tête, et parfois n’importe comment !
Tu ne le dis pas, mais je le sens, en fait Tu es la Mort. Tu viens me chercher pour le voyage. Je me souviens. Hier soir quand je me suis endormi, je sentais comme un poids sur la poitrine. J’avais peine à respirer. Et maintenant dans mon sommeil, Tu viens me tirer par les pieds. Que va-t-il m’arriver ?
Ne sois pas stupide. Je suis la vie.
Mais la mort fait partie de la vie !
Bien, là tu marques un point.
Pourquoi as-Tu créé la vie, si c’est pour y mettre fin par la mort ?
Je vais répondre à ta question. Sache d’abord que le Chaos de l’Univers est d’une brutalité et d’une monotonie déprimante. La vie, si fragile, si délicate manquait, elle me manquait.
Et, c’est pour cela que Tu nous as faits mortels...
Je vous ai offert la mort pour que la vie ait un prix. Une valeur inestimable, que vous n’estimez guère.
Seuls les méchants ne respectent pas la vie humaine.
Tel n’est pas mon propos. Si la Nature veut que vous vous entretuiez, je n’y peux rien. Elle a ses contingences à elle. Non, je dis que vous n’appréciez pas assez votre propre vie.
Comment cela ?
Ne passes-tu pas des heures chaque jour à geindre et à te plaindre. Tous les prétextes sont bons. Ne crois-tu pas que l’homme est condamné à souffrir parce qu’il s’est rendu coupable d’un péché originel ?
La Bible dit que manger le fruit de la connaissance fut la source de tous nos maux.
Balourdises, c’est exactement le contraire. Si j’avais voulu créer une espèce de moutons, je n’aurais pas pensé à l’homme, certes non. Tu veux savoir ce qui me plaît en lui ? C’est sa curiosité, son intelligence, sa soif d’apprendre. Je regrette seulement qu’il se prenne parfois pour Moi.
Y a-t-il d’autres mondes, je veux dire, d’autres vies, d’autres humains ailleurs ? Ou alors sommes-nous seuls dans l’univers ? A demi rassuré sur son sort, le rabbin ne voulait pas rater une occasion d’apprendre des choses que lui seul saurait.
Cela fait beaucoup de questions. L’univers, à supposer qu’il n’y en ait qu’un est grand. Très grand. Je dirais sans limites. L’infini. Et le temps y est relatif à la vitesse de déplacement. Alors au regard de l’éternité, ta demande n’a pas de sens. D’ailleurs, réfléchis. Si je suis éternel le temps pour moi n’existe pas. Alors combien de créations ai-je créées… je n’en sais rien pour ce que tu appelles le passé, le présent ou l’avenir. Si je donnais une autre dimension au temps, tu ne comprendrais pas.
Que m’ordonnes-Tu d’annoncer aux Juifs ? Enfin, je veux dire aux hommes, la parole de Dieu ne se manifeste pas pour rien.
Incorrigible, tu es incorrigible. Toute occasion est bonne pour faire ton important. Si j’avais le désir de me faire comprendre de tous les hommes, crois-tu que je serais en peine de m’adresser à eux. C’est à toi que je parle.
Mais, je ne suis rien. Si je ne suis même pas Ton envoyé, je ne suis rien.
C’est très exactement ce que je suis venu te rappeler.
Pour me sauver, merci Adonaï…
Non, c’est pour me racheter moi. Avoir conçu un monstre d’orgueil comme toi, est une faute de ma part. Bien que je te le rappelle, la Nature est une piètre exécutante.
Je ne suis pas pire qu’un autre, Seigneur.
C’est bien là le problème. Quand on les laisse faire, les hommes comme toi pensent qu’ils font de leur mieux, alors qu’ils ne recherchent que leur petit intérêt. Quand ils agissent mal ils se trouvent mille excuses, quand ils font le bien, ils se gonflent d’importance. L’homme est mesquin, c’est un fait. Un vice de conception, sans doute. En effet, je n’avais pas bien mesuré qu’en insufflant l’instinct de conservation, je vous incitais à vous entraider, mais aussi je vous montais les uns contre les autres. Je n’avais pas vu que vous donnant la peine et le plaisir comme table d’orientation, je faisais fatalement de vous des tricheurs. Quand je me suis rendu compte qu’à chaque qualité correspondait un vice, c’était trop tard, l’espèce humaine avait fait souche.
Nous t’avons déçu.
Ne m’interrompt pas. Il ne m’arrive pas souvent de faire des confidences. Je suis las de tout ce que l’on fait et dit en mon nom. Même les religions se sont montrées capables de dégénérer en guerres. Bref, un échec total.
As-Tu décidé d’en finir avec l’espèce humaine ?
Ah, non ! Ce n’est pas sa faute, si elle est imparfaite à ce point. D’ailleurs si on la laisse faire elle en viendra vite à s’éradiquer elle-même. Mon projet est plus simple. J’ai déjà tenté le coup avec Jésus. Cela n’a pas marché, mais j’ai une autre méthode. Aller au charbon. Je suis fautif, alors, je me suis infligé une pénitence. Celle de prévenir les gens comme toi que ça suffit. Crois-moi, ce n’est pas drôle. Vous vous croyez tous tellement plus malin, plus savants, plus intelligents.
Tu disais, Seigneur, que c’est pour cela que Tu aimais les hommes !
Voilà ! ça veut toujours avoir raison. Vous êtes des raisonneurs.
Les Juifs ?
Si ce n’était qu’eux. Non il y a aussi partout des loustics qui dissertent à l’infini pour démontrer mon existence, et qui, une fois posé leur crayon, font comme si je n’existais pas, ceux-là m’exaspèrent.
Que dois-je faire, Seigneur, parle et j’obéirai.
Rien. Surtout ne fais rien. Cesse de me rendre responsable de tout ce qui ne va pas, en t’attribuant tout ce qui est bien, et cesse aussi de faire le contraire.
Voudrais-Tu un monde sans Dieu, Seigneur ?
Sais-tu ce que signifie ton nom ?
Oui, Seigneur. Il désigne le fruit du jujubier.
Tu manges les fruits de cet arbre ?
Oui, ils sont succulents. J’en ai un dans mon jardin.
Cesse donc de m’appeler « Seigneur ».
Oui, Adonaï.
Tu es têtu, et en plus retors. J’ai dit « pas de nom ». Nommer, c’est prendre du pouvoir sur ce que l’on désigne. Je t’interdis de prétendre à quelque pouvoir sur moi.
Je suis un imbécile, un idiot, je suis le plus misérable des hommes, je ne suis pas digne de Toi.
Toujours la folie des grandeurs. Regarde-moi en face.
Je ne vois rien. Je suis devenu aveugle. Aie pitié de moi !
C’est parfait. Ta vue est bonne. Il n’y a rien à voir qu’un humain puisse percevoir. Rien non plus qu’une oreille soit en mesure d’entendre.
Au matin, rabbi Zefzouf se réveilla moite et en sueur. Habituellement, il effaçait tout de ses rêves, depuis qu’il avait lu les livres de Sigmund Freud, cet Autrichien qui révèle que dans les rêves il y a ce que, justement, l’on ne veut pas révéler. Mais, de cette rencontre nocturne, il n’avait rien oublié. Le moindre mot, et y en a-t-il de petits quand on parle avec Dieu, restait présent à son esprit comme inscrit en lettres de feu.
Dans la suite de sa vie, rabbi Zefzouf, expurgea de son vocabulaire toutes sortes de formules que l’on dit sans y penser comme : si Dieu veut, à la grâce de Dieu, avec l’aide de Dieu, Dieu vous entende, chaque jour que Dieu fait, à Dieu vat, au nom de Dieu, grand Dieu, bon Dieu… et surtout il évita de prononcer ces mots terribles : Dieu ait son âme. Il fit cela, car il avait appris, cette nuit de sommeil agité que le Patron est très occupé, il n’aime pas être invoqué à tout bout de champ et dérangé pour des petits problèmes d’humains. Et aussi, Dieu seul sait pourquoi, le rabbi cessa de manger des jujubes, lui qui les aimait tant.
Commentaires