L’indépendance des magistrats, une nécessité mais en France un leurre
- André Touboul

- 11 juil. 2019
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S’exprimant par des conclusions dans un dossier porté devant la Cour de Justice européenne, l’Avocat général Tanchev rappelle que, si les Etats membres sont libres de choisir s’ils mettent en place un conseil de la magistrature ou un organe analogue, son indépendance doit être garantie à suffisance.
En l’espèce, il estime que le mode de désignation des membres du Conseil National de la Magistrature polonais révèle en soi des déficiences qui paraissent susceptibles de compromettre son indépendance par rapport aux autorités législatives et exécutives nationales. La critique porte notamment sur l'abaissement de l'âge de la retraite qui a pour effet de pousser plus tôt vers la sortie nombre de magistrats.
Sur le plan des principes, la position est indiscutable. L'indépendance de la magistrature est une des garanties de l'existence même d'une Justice digne de ce nom.
Dans les faits cependant Monsieur Tanchev omet de prendre en considération le fait que la Pologne ne s'est libérée du joug soviétique qu'en 1990, et que les magistrats polonais qui avaient 25 ans à cette époque ont aujourd'hui en ont 54 et avec leurs aînés, ils occupent de ce fait les plus hautes fonctions.Tous ont été formés sous l'ère marxiste, et la diversité qui est une condition de l'indépendance fait cruellement défaut.
L’indépendance, bien entendu pour être effective doit concerner, non seulement la nomination mais aussi la formation des magistrats. En ce qui concerne la France, la formation est un monopole de l’Ecole de Bordeaux, créée sous De Gaulle en 1958. Expression d'un Etat centralisateur qui veut tout contrôler, l'école souffre de deux vices qui se sont cumulés. D'une part des juges sortis du même moule ne sont pas des garants crédibles d'un reflet des diversités sociales, D'autre part, cette unicité en fait un bastion à conquérir qui devient pour des factions idéologisées la clé du contrôle de l'institution toute entière, alors surtout que l'ingérence du Garde des Sceaux dans les affaires judiciaires n'a cessé d'être dénoncée et limitée.
Dire que l’ENM est une école purement technique est une fable. Certes, l’école n’est pas une fabrique de robots, mais le recrutement et la formation y sont très politisées, à la faveur de la possibilité offerte aux magistrats de se syndiquer. Ce droit n'existe pas dans les textes, et l'on sait qu'en 2016, Jean-Jacques Urvoas, Garde des Sceaux, a souhaité l'y introduire, mais avec des restrictions qui ont provoqué un tollé de la profession contre lui. Il serait malintentionné de voir dans cet épisode une des causes des ennuis judiciaires du même Urvoas mis en examen en 2018 pour violation du secret professionnel au profit de Thierry Solère, pourtant d'un autre bord politique, lui-même poursuivi pour fraude fiscale, blanchiment et trafic d'influence. Toujours est-il que l'indépendance de notre magistrature est un leurre.
Durant les années 1970, le Syndicat de la magistrature, ouvertement politisé, exerce une influence prépondérante au sein de l'ENM. Alors qu'il se radicalise dans une idéologie fortement marquée par le marxisme, sa démarche pédagogique s'exerce au sein de l'école. En janvier 1989, Hubert Dalle, ancien secrétaire général du Syndicat de la magistrature y exerce la fonction de directeur. Et Christiane Taubira qui, lorsqu’elle fut ministre de la Justice, a placé là une amie politique, ex-Présidente du Syndicat de la magistrature pour diriger le recrutement et la formation ne s’y est pas trompée. L'ENM est un lieu de pouvoir, non pas direct mais diffus et généralisé par le contrôle idéologique des membres de l'ensemble de l'institution judiciaire.
Pas de panique, l’Avocat général Tanchev ne s’intéresse pas à la Justice française.
On a compté, en France, sur l’alternance politique pour diversifier les magistrats. C’est une vision assez naïve car si la Gauche, surtout extrême, s'est très mobilisée sur la question judiciaire, la Droite vit toujours sur une croyance erronée dans une magistrature issue de la bourgeoisie.
De temps à autre s’élève une voix isolée, comme celle de François Fillon, qui voulait supprimer l’ENM, position qu’il pourrait bien regretter, pour prôner la diversification du recrutement des magistrats. Nous vivons donc sur l’illusion d’une justice indépendante mais fortement politisée.
Relisons ce qu'écrit Fustel de Coulanges en 1871 sur la Justice, cela est toujours d'actualité:
« ...
...le peuple français n’a jamais donné à son organisation judiciaire qu’une attention distraite. Les hommes de 1789 sont passés à côté du problème sans l’étudier ; ils se sont hâtés de détruire l’ancienne organisation de la justice royale, et n’ont pas pris le temps de chercher ce qu’il fallait mettre à la place. »
« Le consulat est venu, et il a établi un système judiciaire qui était beaucoup plus monarchique que celui de l’ancien régime. »
« Ensuite sont venus d’autres régimes politiques, trois sortes de monarchie et une république, et aucun de ces gouvernemens n’a songé à toucher à l’organisation judiciaire qui avait convenu au consulat. »
« Il ne serait pas difficile de montrer que notre instabilité, nos révolutions, nos souffrances, sont en grande partie venues de là. L’imperfection de la justice pendant la première république a produit d’abord la terreur, puis la faiblesse du directoire, enfin la chute du régime républicain. Cette même imperfection de la justice a été l’une des causes de l’impopularité du gouvernement de la restauration, et a certainement contribué dans une assez forte mesure à faire tomber le second empire. La France doit se préoccuper d’un problème dont la solution importe si fort à la stabilité de toute espèce de gouvernement. »
Abandonner la Justice à une faction politisée est une erreur qui, outre le fait qu'elle sépare les Juges du peuple, conduit à des errements et des instrumentalisation de l'institution judiciaire au détriment de la démocratie.
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