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De l’opinion publique

  • Photo du rédacteur: André Touboul
    André Touboul
  • 11 sept. 2022
  • 5 min de lecture

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De plateaux audiovisuels en éditoriaux et tribunes journalistiques, on ne cesse de prédire le « retournement », « la bascule » de l’opinion publique s’agissant du soutien à l’Ukraine face à l’agression russe.


Il n’est pas nécessaire d’être grand clerc pour prévoir qu’endurant des restrictions et des privations, l’homme (et pourquoi pas la femme ?) de la rue ressentira une certaine fatigue dans son élan pour ces Ukrainiens qui nous ressemblent tant et qui nous déclarent leur amour d’une civilisation que l’on nous disait agonisante. Néanmoins les experts et autres teneurs de crachoir estiment nécessaire de faire preuve de sagacité en la matière.


En se conduisant ainsi, sans jamais rappeler qu'à travers l'Ukraine c'est notre système démocratique qui est dans la balance, le commentariat médiatique ne remplit pas sa mission qui est, non d’annoncer en spectateur les mouvements prévisibles de l’opinion, mais d’éclairer celle-ci sur les enjeux, qui, au delà du quotidien, justifient telle ou telle politique qui peut parfois comporter des moments difficiles, voire douloureux.


Le premier devoir de ces bonnes gens qui dirigent nos esprits devrait être, à propos d'opinion publique, de souligner que dans les régimes autocratiques et en particulier en Russie l’opinion publique est quantité négligeable.


On se souvient qu'au début de la guerre de Poutine, on a cherché dans les rédactions à prendre le pouls de l’opinion russe. Tentative vaine et un peu étrange. En effet, celle-ci n’existe pas, car le peuple russe n'est pas autorisé à en avoir.


L’opinion publique est une denrée consubstantielle à la démocratie. Elle ne se produit qu’en présence d’une certaine dose de liberté d’expression. En deçà, le peuple opine là où l’on lui dit de penser.


Certes les dictatures sont parfois renversées par des révoltes populaires, mais cela traduit une exaspération consécutive à un grave échec des dirigeants. Dans le marché « obéissance contre nourriture », si le pouvoir autocrate ne fournit pas sa part, cette carence provoque la colère de ceux qui ne reçoivent pas la contrepartie de leur sacrifice : leur liberté, et notamment celle de penser.


En temps normal, le peuple reste muet. Non qu’il s’impose le silence, mais parce que respectant le contrat avec l’autocrate, il s’interdit de le juger. Il accepte donc sans hésiter les lois liberticides, puisqu'il a renoncé à sa liberté.


On attendrait en vain une opinion des Russes sur la guerre en Ukraine, ils sont simplement pro-Poutine. Il faudrait que les épreuves qu’il leur impose soient insupportables pour qu’ils changent d’avis. Et encore celui-ci n'aurait guère d'effet direct. Il serait simplement un élément d'inquiétude pour une nomenklatura craintive de perdre ses avantages.


La situation de l’élite qui tient le pouvoir au Kremlin est, en effet, différente de celle du peuple. Ce sont des apparatchiks couards, qui n’ont qu’une pensée, mais forte, celle de conserver leur place. Ils suivent le dictateur tant que celui-ci ne les inquiète pas trop. Si celui-ci conduit trop près du précipice, ils peuvent prendre peur. Mais ce serait un abus que de parler là d’un effet de l'opinion publique.


La liberté d’expression ne suffit pas à garantir une opinion publique saine, encore faut-il que les acteurs de l’information ne se comportent pas en suiveurs d’une supposée opinion, mais s’acquittent de leur mission au risque de déplaire.

Les médiâtres français devraient, sinon sans cesse, en tout cas au moins une fois quand ils parlent de l'opinion, rappeler que la faculté d’avoir une opinion, pour le public ne va pas de soi, et que c’est un bien précieux qu’il faut lutter pour conserver.


Il serait aussi de leur devoir de mentionner que, se ranger du côté de Poutine ou pactiser avec lui, ne serait même pas une garantie de ne pas souffrir des restrictions ou de l’inflation. Ils devraient laisser entendre que plier devant Poutine serait simplement avoir à la fois les sacrifices et l’indignité. Cette guerre a été ouverte sans qu'on le veuille, y mettre fin ne ressort pas de la volonté de nos dirigeants.



Le personnel médiatique est de plus en plus spectateur, alors qu’il devrait se vouloir acteur d’une intelligence collective face aux défis inédits de l’époque. Ceux qui jouissent du privilège immense de s’exprimer dans les médias ont une responsabilité particulière. Ils s’adressent à la foule. La foule, décrite par Gustave Le Bon et analysée par Freud, est un être collectif qui peut être physique ou mental, assemblé en un lieu ou simplement uni par une culture, une foi ou une situation partagées. On le sait, la foule est, dominée par ses émotions, capable de paroxysmes de violence, et tout autant d’altruisme que d’égoïsme. Le rôle de ceux qui s’adressent à elle est de lui rendre les faits intelligibles dans leur complexité et leurs conséquences. C'est un emploi de berger, ce n’est certainement pas celui de suivre ou flatter ses inclinations, en particulier quand elles l'entraînent vers le pire. Le peuple, quand il fait foule, n'a pas toujours raison.


Il faut, il est vrai, bien de la vertu pour exercer ce ministère. La recherche d’audience est la principale tentation à laquelle les médiâtres doivent résister pour exercer leur sacerdoce indispensable à la vie d’une démocratie. Le risque de déplaire pour mieux éclairer, bien peu sont prêts à l’encourir.

Les gouvernants, de leur côté, ont tendance à instrumentaliser le didactique. Et parfois à en abuser. Leur management des crises relève ces temps derniers de l'infantilisation. C'est une autre manière de gérer l'opinion publique, et de l'égarer.


Un exemple de cette manipulation est la confusion qu'ils instaurent entre les efforts à réaliser pour réaliser une transition énergétique imposée par le problème climatique qui est structurel, avec les exigences de sobriété qu'impliquent la pénurie d’énergie conjoncturelle à laquelle nous sommes confrontés.


Le cumul de ces deux questions, pourtant différentes dans leurs solutions, est l’occasion de proclamer une « morale énergétique » de l’ordre d’une religion fanatique. Il s’agit non de faire appel à la raison, mais à l’intransigeance dogmatique la plus bornée. Le cas affligeant de Mme Borne, ministre de la transition écologique en 2020, qui, aujourd’hui Premier Ministre monte au créneau pour fustiger la plaisanterie du char à voile d’un entraîneur de football est significatif. Elle évoque pour s’indigner : la canicule, les incendies, le climat… alors qu’il s’agissait de manque de sobriété. Sans doute voulait-elle faire oublier son implication dans la fermeture de la centrale de Fessenheim et la politique de dépérissement de la filière nucléaire. C’était aussi perdre de vue que l’ironie est la politesse du désespoir, et ignorer que l'on ne plaisante souvent que pour mieux se résigner. Après le courage dont elle avait fait preuve à l’Assemblée face à la coalition des stupides et des goujats, ce premier faux pas d’Elisabeth Borne est regrettable et donne le sentiment que derrière la femme politique à l’esprit ouvert se dissimulait une ayatollah sans le moindre sens de l'humour.


Chassez le naturel, il revient au galop. L'incident n'est important qu'en ce qu'il révèle que la politique est aujourd'hui, même dans les démocraties, soumise à la tentation autoritaire qui vise à contourner l'opinion publique au nom de principes indiscutables : sanitaires ou écologiques.


Il serait erroné de croire que le populisme est le règne de l’opinion publique. Il en est la dégradation. Par la démagogie, les fausses promesses, les fausses nouvelles, les faux-semblants, le peuple est égaré. Il se précipite dans les bras d’un autocrate et lui abandonne sa liberté de penser, en échange de sécurité, de prétendue prospérité, de défense de son identité.

Ainsi les nations les plus cultivées et même les démocraties les plus avancées peuvent renoncer à leur opinion publique et s’en remettre à un chef pour penser au lieu et à la place de tous.


Ainsi, qu'on la suive ou que l'on veuille la régenter, l'opinion publique est au cœur de la vie politique. " L’âge où nous entrons sera véritablement l’ère des foules. […] Aujourd'hui ce sont les traditions politiques, les tendances individuelles des souverains, leurs rivalités qui ne comptent plus, et, au contraire, la voix des foules qui est devenue prépondérante", écrivait Gustave Le Bon dans Psychologie des foules, en 1895. Cette réflexion vaut pour les démocraties, elle est très discutable dans le reste du monde.



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